Aujourd’hui, posons-nous cette question bien légitime, surtout en cette saison :
Faut-il avoir de l’imagination ?
Comme ça, à brûle pourpoint, vous allez me répondre “ben ouais, carrément, c’est trop bien l’imagination, par exemple… bon là j’ai pas d’exemple qui me vient en tête, mais, bon, je sais pas, par exemple… il y a un type, il te demande, bon, et là… enfin, bon, ouais, c’est super, l’imagination.”
C’est une réponse un peu facile.
L’imagination est en effet quelque chose de complètement surestimé, au même titre que la folk ou le Nutella (mais pour des raisons différentes). Grâce, probablement, à un excellent Community Manager, l’imagination a très bonne presse, alors qu’elle n’est pas toujours bonne conseillère.
Prenez, par exemple, ce charbonnier italien du XIXe siècle. Lui et ses collègues de charbonnage ont faim. Mais ils sont bien embêtés : ils ne possèdent ni lardons, ni crème fraîche, ni ail. Même pas de minuteur pour vérifier le temps de cuisson des pâtes. Juste un oeuf, un peu de pancetta et du pecorino. Soudain pris d’une impulsion subite, il s’exclame : oh tiens, si je mélange ça comme ça et après comme ça, ça donne un truc pas dégueu, je vais appeler ça pasta alla carbonara en hommage à Claude Chabrol. Alors d’accord, il a fait preuve d’imagination. Mais est-ce vraiment grâce à lui qu’aujourd’hui tu peux te repaître de ce succulent plat roboratif, ou est-ce plutôt grâce aux générations qui, depuis, te surveillent du coin de l’oeil, prêts à s’exclamer : “Han, c’est pas le bon fromage ! C’est pas le bon fromage ! Sérieux, mec, je te dénonce, tu vas faire quoi ?, j’appelle la pasta police de ce pas, on va te retirer ton permis de spaghetti illico presto, sérieux” ?
Alors vous me direz ouais mais bon mais ok, mais quand même, mais l’art, la littérature, le cinéma, la sculpture sur bois, la religion, il faut de l’imagination pour inventer toutes ces merveilles qui nous émerveillent. Mais pour un auteur qui révolutionne le genre – et meurt seul dans son bain en mangeant des raviolis, combien de groupes de rock qui décident de se lancer dans une fanfic de Led Zep, mais en remplaçant les synthés par du didgeridoo, les enfants ont adoré, et connaissent succès, prospérité et inrockuptibles ?
Une seule personne suffit pour dire “En fait, tout ça a été créé par un chien qui rêve” ou “Le monde est porté par quatre éléphants posés sur le dos d’une tortue”, mais ça ne sert à rien si, derrière, il n’y en a pas quelques millions pour dire “wowowo, tu as dit cinq éléphants ? cinq ? non mais ok, je suis pour la liberté d’expression et tout, mais on va être obligé de te trancher le cou, là, sinon c’est la porte ouverte”.
Et pour qu’un type qui se dit “non en fait la barbe et les lunettes, ça pique, je vais plutôt porter un caraco fuchsia et un suivez-moi-jeune-homme en fourrure” passe de dangereux asocial à génial précurseur, cela ne dépend pas de son imagination, mais de celle de tous ceux qui auront ensuite l’idée de faire exactement comme lui.
Pensez à tous ces gens, qui rêvent de lendemains meilleurs, qui rêvent d’un monde où nous serions tous frères, main dans la main, unis et fiers, heureux et libres. Et pensez maintenant à tous ceux qui disent “bah, ça a toujours été comme ça, alors bon, je vois pas pourquoi ça changerait”. Lesquels feront la gueule, demain matin, en voyant que nous ne sommes pas tous frères, ça a bien failli, mais ça a dégénéré en baston général à cause d’un hérétique qui mettait du chorizo et des supions dans sa carbo ?
Et là, vous me voyez venir. “Il va ENCORE nous faire le coup du billet sans chute, je parie, il va dire un truc du genre il faut de l’imagination pour une bonne chute”. Et c’est précisément là que je voulais en venir, alors c’est bien la preuve.