Il y a eu ce moment fatidique où les mots qui sortaient de ta bouche t’ont estomaqué toi-même. Dans une BD franco-belge, il y aurait eu une scène avec ta bonne et ta mauvaise conscience en train de se battre. Sauf que celle qui a gagné à la fin, ce n’est pas ta bonne conscience et pas plus ta mauvaise, c’est ta conscience employée d’état. Celle qui, pour qu’on lui foute la paix, finit par accepter n’importe quoi.
C’est ta faute, en plus. Quand tu l’as vue approcher, tu aurais dû baisser la tête, regarder ailleurs, passer ton chemin. Mais non, jovial et naïf, tu l’as laissée te baratiner jusqu’au bout. Elle était jolie, bien sûr, mais quand même, tu aurais pu lui dire que tu avais un truc sur le feu (oui, ça se passait au salon du livre, et alors ?), un rendez-vous garé en double-file, je ne sais pas, fais travailler ton imagination ! Tu t’es douté que quelque chose clochait quand elle t’a conseillé, sans sourciller, un bouquin qui te plairait probablement. Elle t’a demandé ce que tu lisais en ce moment, tu lui as répondu « J’adore Pratchett… ah vous connaissez pas ? c’est de la fantasy parodique, disons » et elle t’a conseillé « Je l’aimais pourtant parce que c’était vrai, vous verrez, c’est plein de fantaisie. »
Et depuis, tu dois commander un livre. Tous les trois mois. Depuis trente ans. Au début, naïvement, tu t’es dit que ce n’était pas si grave de commander un livre, c’est bien, les livres. Puis tu as été sur leur site. Rayon littérature, y avait le dernier Musso et le nouveau Placid et Muzo. Tu t’es dit que tu allais y réfléchir encore un peu. Quand tu as reçu un sms, un mail, un coup de fil, un coup de fax et un message écrit au canif sur le cartable de ton aîné Benjamin, te prévenant que « attention, si vous ne commandez pas dans les 5 minutes, un châtiment terrible vous attend : notre sélection du mois », tu t’es dit que bon, ok, faudrait quand même voir pour commander un truc. Tu t’es rabattu sur « la cuisine ayurvédique expliquée à mon chien », un best-seller très bien. Il est toujours dans son emballage.
Trois mois plus tard, tu as opté pour un roman historique qui te plonge dans une fabuleuse histoire au coeur des sentiments humains. Il est très pratique pour caler ta cheminée.
Trois mois plus tard, tu as pas fait gaffe et paf, tu as reçu la grande sélection du mois. Dans un moment de désespoir, tu l’as lue. Depuis, tu ne vois plus le monde de la même manière. Tu as de la peine à t’endormir le soir, il paraît que tu hurles souvent « non, pas la sélection, pas la sélection », ce qui a grandement nui à ta carrière footballistique. Tu as décidé de te lancer dans un grand roman sur les retrouvailles d’un boucher-charpentier avec son amour de jeunesse qu’il croyait décédé, tu as ajouté des métaphores filasses et des descriptions à l’érotisme si intense que même ton épouse, mère de tes huit enfants, t’a cru vierge en les relisant. Juste pour te venger. Juste pour que ça devienne un jour la sélection du mois et que des gens souffrent comme tu as souffert.
Et ce n’est pas le pire. Dans un instant de faiblesse, tu leur as donné ton numéro de portable. Ils t’appellent tout le temps. Pour t’offrir des trucs. Tu ne peux quand même pas insulter des gens qui t’appellent pour t’offrir des trucs, si ? Si. Après 17 appels anonymes en absence, tu te sentais important : « J’ai un stalker, les mecs, j’ai un stalker ! » Tu as quand même fini par décrocher, de guerre lasse. Ton stalker t’a parlé d’une grande promo sur les DVD de Michel Boujenah. Très vite, sans respirer. Le fait que tu lui dises que ça ne t’intéresse pas l’a à peine ébranlé. Le fait que tu lui dises « partez où j’appelle la police » guère plus. A qui tu vas les refourguer, ces DVD, maintenant ?
Puis ils ont recommencé, 32 appels en absence, des fax, des signaux de fumée puis, finalement, un message attaché à la patte d’un corbeau mort retrouvé devant la porte de ta résidence secondaire dans l’Oberland sarthois : « Prends garde, car un grand danger te menace. -50% sur tous les ouvrages de Marc Lévy. Bisous. »