La brume cotonneuse nimbe la ville d’une dépressive aura automnale, mais un je-ne-sais-quoi de printanier embaume l’air, d’ailleurs y a des fleurs alors c’est bien la preuve. Un jeune homme, bien plus printanier que cotonneux, si tu veux mon avis, quitte son bureau à midi précises, car la scène se passe en Suisse et qu’on ne rigole pas avec ces choses-là. Il opte plutôt pour le libanais. Las, il trouve porte close. Mais il n’est pas homme à se laisser abattre et trouve une solution de repli, une sandwicherie américaine spécialisée dans le pain mou et le fromage aléatoire.
L’ambiance est vaguement orange et capillairement tecktonisée. La queue avance comme seules les queues savent le faire. Soudain, le moment qu’il attendait depuis de longues minutes arrive enfin. C’est à lui de parler. Heureusement, il s’était préparé bien à l’avance.
– Je vais prendre le menu salade.
Manger de la salade en ces lieux, c’est follement subversif, se dit-il. Et pourtant, la dame de la caisse ne se laisse pas impressionner.
– Sauce italienne ou française ?*
Et là, c’est le drame. Italienne ou française ? Comment choisir ? L’arôme délicat et envoûtant du vinaigre balsamique, son mariage subtil à l’huile d’olives pressées avec amour sur une gondole ? Des siècles de tradition culinaire se mêlant subtilement à l’envahissant modernité du lieu ? Il hésite. Comment trancher entre deux arts de vivre à la fois si proches et si éloignés. L’Italie c’est Rome, le soleil, les filles belles comme le soleil qui se lève sur la Toscane évanescente, les opéras de Verdi, les soirées pizza, le far niente. La France, c’est Melun, le cinéma français, la belote, les apéros de Verdi (c’est un bar pas mal)(ils font des apéros), le far breton. Si j’opte pour la française et que je digère mal, se dit-il, je pourrai toujours accuser le Cheeseburger, probablement suédois, les conditions de jeu déplorables, mais si je prends l’italienne, y aura peut-être un cadeau dedans, je me rappelle quand j’avais été en Italie, j’avais eu un cadeau dans mon croissant mou à la confiture, je l’avais donné à un enfant aveugle.
– Monsieur ? Il y a des gens qui attendent !
Derrière lui, la file s’allonge. Il sent la sueur perler à son front.
– On a faim, gronde la foule.
– Comment osez-vous vous plaindre, alors que des milliards d’enfants tibétains meurent chaque jour au Darfour ?
– Des milliards ?
– Oui bon, mais vous savez ce que c’est, avec Darfour, je positive**.
Il abandonne la foule à ses lazzis et se retourne vers la caissière fulminante.
– Je peux pas avoir un peu des deux ? Genre française mais avec des origines italiennes ? Ca doit être pas mal, ça, non ?
– Monsieur…
– On ne vous a jamais dit que vous étiez très fulminante ?
– Il faut vous décider ou j’appelle la police.
– Bon ben… française, déjà qu’ils ont perdu la coupe du monde sur un coup de tête.
– Frites ou potatoes ?
* Oui, faut être suisse pour comprendre.
** Je sais, mais je me dis que c’est peut-être plus clair la deuxième fois.

