Il est des questions existentielles que chacun d’entre nous est en droit de se poser, un jour ou l’autre, au cours de son existence. Des questions auxquelles on cherche la réponse des années durant, sans jamais vraiment pouvoir formuler de réponse satisfaisante. Des questions si lancinantes qu’elles en deviennent presque douloureuses.
Ainsi, je me demandais pourquoi, sur les cahiers de mots fléchés*, y a toujours une jeune fille plutôt blonde et mamelue.
En couverture de Tchouckball hebdo, y a des tchouckballeurs. En couverture du Chasseur français, des lapins. A la une du Monde diplomatique, du diplomate. Un truc en rapport avec le contenu du magazine, comme ça le public-cible peut facilement reconnaître que c’est à lui que ça s’adresse. En couv’ des magazines féminins, une femme qui sourit, l’air d’être plus immédiatement concernée par les 12 conseils minceurs que par les 42 recettes insolites pour raviver sa flamme sans briquet. En couv’ des magazines masculins, une femme qui sourit, comme quoi on est quand même plus ouverts. (Tiens, je pourrais discrètement glisser un lien vers un de mes vieux posts)
Et en couverture du magazine de mots fléchés, une blonde qui sourit. Une blonde qui évolue au fil des saisons, en été elle est en bikini et en hiver en bonnet, pour que les gens un peu trop passionnés par leur grille se rappellent comment s’habiller.
La blonde, elle a pas du tout l’air d’être en train de se demander ce qui pourrait se cacher derrière « Elle passe à Arras, huit lettres »**. Elle affiche son sourire semi-jocondesque alors que tout le monde est en train de se demander, l’air crispé, ce que c’est, déjà, ce mot de trois lettres qu’ils mettent à chaque fois.
Bien sûr, cette blonde, tu ne la connais pas vraiment et si ça se trouve elle fait 50 grilles de mots fléchés par jour. Elle s’est fait renvoyer de son travail, son mec l’a quittée pour une passionnée de sudoku et elle essaie de noyer son chagrin dans le mot fléché, mais au moment de la photo elle faisait une pause pour réfléchir au sens de la vie, ou alors à comment elle allait repeindre son plafond, plutôt lilas ou ocre? Mais avoue, quand même, qu’elle n’évoque pas immédiatement, dans ta tête, la quintessence de la fléchiverbiste, et pourtant t’es plutôt ouvert comme mec, t’as même un pote arabe. Ou albanais. Ou français, enfin un étranger, quoi.
Pour comprendre la raison de sa présence, il faut t’imaginer l’ambiance électrique d’une rédaction le mardi, deux heures avant le bouclage. Y a une rédchef, elle est sympa mais intransigeante, elle tient à ce que Mots Fléchés Magazine reste une référence de qualité. Tu sens bien qu’au fond d’elle-même, elle regrette un peu, son rêve c’était de bosser à Cheval Magazine, enfin maintenant elle est là et elle s’investit à fond, seulement elle en a marre de ses collègues toujours en retard.
Y a un concepteur de grilles qui lui explique que ok, il est toujours à la bourre, mais beaucoup de gens disent que ses mots fléchés sont de loin les meilleurs. En vrai, il met toujours les mêmes définitions et il laisse passer des fautes, mais quand on le lui signale, il prend ça pour de la jalousie.
Une secrétaire de rédac qui passe ses journées à vérifier si toutes les grilles sont justes et faisables. Elle est très gentille, sauf qu’elle bave un peu et que des fois, elle se roule par terre en glapissant.
Et y a un graphiste, un jeune qui se lance dans le métier, il connaît super bien quark et indesign, il aime les épinards, il collectionne les berlingots de crème à café et il a très peur de la soude caustique. Il adore son métier, il est plein d’idées, « tiens, là, page 12, j’ai pensé qu’on pourrait mettre une photo de chaton et à la place de faire des cases carrées, on pourrait essayer de changer, tu vois, et on mettrait des petites fleurs à la place des flèches…non? non bon ok », du coup ça lui prend 11 minutes par jour de mettre en page le truc, heureusement qu’il a trouvé un super jeu sur internet, ça consiste à mettre des mots dans des carrés. Mais tout de même, certains disent l’avoir entendu sangloter le soir. Du coup, pour le consoler un peu, pour éviter qu’il s’en aille, où veux-tu qu’on trouve un graphiste aussi doué que lui?, enfin doué, ça va, mais mal payé, surtout, on lui laisse carte blanche au moment de faire la couv’
Et lui, il fait un truc un peu post-psychédélique new-wave avec des chevaux qui courent au ralenti et une grille de mots fléchés qui tourne sur elle-même pour symboliser l’éternité intemporelle de ce jeu.
C’est à ce moment-là que l’éditeur explique que ouais, c’est sympa, mais vous avez pas un truc plus classique?, tiens, on a qu’à prendre la couv’ de l’été dernier, avec la blonde, là, vu le prix qu’on l’avait payée on va quand même pas s’en servir qu’une fois?
*C’est pas pour moi, je les achète pour un copain, il est chauve.
** Mauricette Picholuz passe à Arras tous les seconds mardis du mois.