L’être et le néant

Il y avait tellement de brouillard ce matin-là qu’on aurait tout aussi bien pu être mardi matin, personne ne s’en serait rendu compte. Mon collègue darda sur moi son regard mi-énigmatique, mi-grisonnant et me dit tout de go : “T’as vu ce truc ? Pas mal !”, car il ne saisissait pas toute l’intensité dramatique du moment, s’il l’avait fait, il aurait lâché une des ses phrases plus belles qu’un coucher de soleil à Honfleur dont il a le secret, avec des adjectifs et tout le toutim. Mais là, non.

Ah ouais, pas mal, répondis-je, sans laisser paraître le trouble grandissant qui croissait en moi. Car ce truc, ce truc dont il me parlait, c’était le résumé d’un roman, avec des pages et un auteur, dont le pitch épousait suavement les contours d’une oeuvre grandiose que j’étais précisément en train d’écrire (j’avais débuté il y a sept ans et j’approchais dangereusement de la page 7 par la face nord). Alors bien sûr, ensuite, nos trames prenaient des décisions différentes, bien sûr, au final, rien n’était pareil, mais à jamais les gens diraient “ah ouais, ça me rappelle l’histoire que j’avais lue, là, lol, ça parlait de quoi déjà ?”. Pas mal, dis-je, mais au fond de moi pleuvaient les larmes amères de la déception.

Pourtant, c’était vraiment bien, ça parlait de deux jeunes gens amoureux mais leurs familles se détestent, comment tout cela va-t-il finir ?, c’était vraiment très original, mais bon, juste pas assez.

Mais tu sais, ce n’est pas grave, me tança Gunda, ma voix intérieure. Tout a déjà été écrit. Même tout a déjà été écrit, ça a déjà été écrit. Gunda, mets des guillemets quand tu me parles, lui répondis-je, je ne te suis plus. M’as-tu jamais suivie ?, répondit-elle.

Il y avait tellement de brouillard ce matin-là que je ne parvenais pas à réfléchir clairement, à la météo ils avaient dit soleil au-dessus de 700 mètres, inversion de températures, 10 degrés à 1500 mètres, j’aurais pu tout plaquer et partir à 1500 mètres, ou du moins écrire l’histoire d’un type qui plaque tout et part à 1500 mètres, moi je ne pouvais pas, j’avais un coup de fil à passer à 10 heures et les chats à passer chercher à leur leçon de danse, je me retournai et je me dis tiens, j’aurais pu faire un zeugma dans ma dernière phrase, je suis passé à côté, que se passe-t-il ? puis ce fut le temps qui passa.

Mais de toutes façons, qu’aurais-je été faire, à 1500 mètres ? Je n’y connaissais personne.

Alors j’attendis que le brouillard se dissipe, soudain il fut avril et les oiseaux chantèrent, un très vieux blues traditionnel, je crois. J’en étais toujours à la page 7 et c’était bizarre mais personne ne s’en inquiétait outre mesure alors que pourtant, la page 8 était très bonne et que dire de la page 33. Je me dis soudain tiens, pourquoi ne pas écrire l’histoire de toutes ces histoires qui n’ont pas été écrites, à cause de la procrastination, parce que soudain il a été dix heures, le coup de fil, les chats, pas le temps, parce que finalement, à quoi bon ?, parce qu’elles avaient déjà été écrites. Mais l’histoire des histoires qui n’avaient jamais été écrites avait elle aussi déjà été écrite, décidément, décidément.

Alors je me rabattis, comme un aigle, sur mon plan b, quelque chose d’original et qui n’avait jamais été fait, un site internet parodique avec de faux articles de journaux.

5 Responses to “L’être et le néant”

  1. rita says:

    j’aime le prénom de ta voix intérieure.c’est dit.

  2. Nekkonezumi says:

    En tout cas, j’attends avec impatience la photo du gala de fin d’année, celle où les chats font des entrechats de petits rats.

  3. Monsieur Prudhomme says:

    Je connais un type qui a écrit sur la procrastination. Je crois que c’est le même d’ailleurs.

  4. Fofo says:

    Mais je croyais que Gunda t’avait plaquée et avait été embauchée ailleurs ! Je n’y comprends plus rien. Elle est revenue ?
    En tous cas, cette fois, je pense que tu devrais essayer de la suivre.

  5. èqspair says:

    Mais que diable allait-il faire à 1500 mètres ? se dit-il avant de réaliser que décidément, Voltaire avait déjà tout écrit dans Moby Dick.