Autofriction

Ce matin-là, il fallait que j’emmène ma voiture chez le garagiste pour un petit contrôle de routine, on n’est jamais trop prudent, à cet âge, et pour ses pneus neige, l’hiver arrivait, les réseaux sociaux étaient formels, trois photos de neige sur Instagram et de nombreuses références à Game of thrones sur Twitter, et c’était amusant parce qu’il m’était arrivé exactement la même chose la semaine précédente, mais le garagiste n’avait pas immédiatement déduit que pour les pneus neige, j’allais avoir besoin de pneus neige. Et c’est une leçon de vie importante que nous apprend cette anecdote, parfois, des choses qui nous semblent évidentes méritent pourtant d’être dites, comme la fois où on m’avait dit “pour venir chez moi, tu descends du métro à Lamarck-Caulaincourt”, mais comme on ne m’avait pas dit de monter préalablement dans le métro, je m’étais perdu.

Le garagiste m’avait dit “elle sera prête à 11 heures 30”, alors j’attendais 11 heures 30. N’importe qui, quand son garagiste lui dit “elle sera prête à 11 heures 30”, attend plutôt 14 heures 52, mais, malgré des années de pannes, je reste naïf en matière de garagistes. 11 heures 30, ça n’a pas l’air d’un rivage si lointain, comme ça, d’ailleurs là il est 10 heures 22, c’est plus proche qu’à l’époque, t’en souviens-tu, ma mie ?, où il était 8 heures 47, le bon vieux temps, mes cheveux ondulaient dans le vent, tu riais, le monde nous appartenait, enfin, c’est bien fini tout ça, là, il est 10 heures 22, tu devrais pas être au boulot ?

Le garage était situé dans l’une de ces zones commerciales construites dans une époque étrange, la fin du XXe siècle, où les gens se déplaçaient uniquement en voiture. Pour se rendre au centre commercial tout proche, il fallait traverser des fleuves de béton hostile. Et c’était un centre commercial. Il n’y a guère que dans les séries américaines que cela peut paraître un horizon réconfortant. Pour les gens normaux, “j’ai quelques heures à tuer, je vais aller au centre commercial” est une phrase à peu près aussi probable que “j’ai un peu faim, je vais me manger le bras gauche”.

D’ailleurs, tiens : quand je suis revenu du centre commercial, t’en souviens-tu ? c’était le bon vieux temps, il était environ 8 heures 49.

Entre-temps, j’avais manqueé de me faire écraser par une automobiliste qui m’avait dit “désolée, désolée, mais quand même, vous auriez pu faire attention, merde, mais quand même, désolée”, je lui avais répondu “non mais y a pas de mal, ça arrive”, c’est la version vaudoise de “non mais c’est à toi de faire attention, connasse”, et pendant ce temps-là, des automobilistes ponctuaient ce passionnant échange de passionnants coups de klaxon, car l’automobiliste est ainsi, il klaxonne, je le sais, j’en serais un moi-même si j’avais des pneus neige.

J’avais aussi visité le centre commercial et fait cette constatation intéressante : soit x le nombre de magasins de vêtements uniquement consacrés à la gent féminine et f(y) la part de vêtements dédiés à la gent masculine dans les magasins de vêtements de type mixte, alors on peut en déduire que les hommes se promènent nus, lors que les femmes portent en permanence 19 couches d’habits.

Puis je suis arrivé au garage, et il restait encore pas mal de temps à tuer, j’aime mieux vous dire. J’aurais pu aller regarder les voitures, mais qui fait ça pour le plaisir ? J’ai imaginé sans complexe un espèce de grand salon où les gens iraient annuellement s’entasser pour regarder les nouveaux modèles de voiture, avec des jeunes femmes ne portant manifestement pas 19 couches de vêtements à côté pour faire ressortir le côté turquoise de la voiture, et j’ai ri de mon audace, un salon de l’auto, tu imagines ?, pourquoi pas aussi des courses de voitures, tant qu’on y est, où vas-tu pêcher des idées pareilles, vraiment, on se demande ! Il restait pas mal de temps à tuer alors j’ai demandé le code du wifi et on me l’a donné, le monde est bien fait. On ne le dit jamais assez, mais Internet, quand on a du temps à perdre, c’est pratique. Je lus un article passionnant sur un village où tous les patients souffrent d’Alzheimer, pas à cause d’une malédiction ou de ce qu’ils mettent dans l’eau, hein, c’est fait exprès !, et je me dis que ça aurait fait un billet de blog intéressant, tiens, je vais le noter quelque part. Seulement, j’étais dans un garage, je ne pouvais pas aller sur des sites de chatons, ça m’aurait un peu gêné. Alors je me suis dit que j’allais travailler, je suis présentement en train d’écrire un roman générationnel, parce qu’aujourd’hui, c’est important que tout soit toujours générationnel, c’est un truc générationnel. Même les quiches, je crois, sont générationnelles, de nos jours. Et gourmandes, mais c’est un autre sujet. Seulement voilà, j’en étais à la scène où le beau professeur de l’université de Harvard revoit Flanagan, son amour de jeunesse, qui l’a quitté pour un vampire, mais la passion qui jadis les animait rejaillit de leurs grands yeux fuchsias, alors ils décident de faire fi du poids des années et, comme au bon vieux temps, leurs corps brûlants de désirs s’unissent vers des cieux où jamais il ne pleut, et ensuite ils baisent, mais comme c’était un passage assez technique de la narration, ça me gênait un peu de l’écrire au milieu des cris de clés à mollette, vous savez ce que c’est, mais savez-vous si mollettes s’accorde avec clés ?, alors je fis autre chose. Je lus un article passionnant sur un village où tous les patients souffrent d’Alzheimer, pas à cause d’une malédiction ou de ce qu’ils mettent dans l’eau, hein, c’est fait exprès !, et je me dis que ça aurait fait un billet de blog intéressant, tiens, je vais le noter quelque part.

Puis il n’était toujours pas 11 heures 30 alors je me dis que j’allais raconter les palpitantes aventures sur mon blog, car elles étaient pleines d’enseignements tels que les pneus neige c’est important, les bébés pangolins c’est joli, ah non tiens, ça ne parlait pas de ça, les garagistes ont le wifi, les centres commerciaux c’est dangereux, enfin, ce genre de choses, puis j’écrivis, puis je sentis que j’approchais du point final, mais il n’était toujours pas 11 heures 30, décidément. Puis je lus un article passionnant sur un village où tous les patients souffrent d’Alzheimer, pas à cause d’une malédiction ou de ce qu’ils mettent dans l’eau, hein, c’est fait exprès !, et je me dis que ça aurait fait un billet de blog intéressant, tiens, je vais le noter quelque part.

Puis il n’y avait aucun lien vers Le sens du poil dans mon dernier post, alors j’en mis un.

7 Responses to “Autofriction”

  1. Céline says:

    Allez courage, plus que 30 mn… Tu peux aller perdre du temps sur FB, c’est presque aussi chouette que les sites de chatons
    ;)

  2. Je nous souhaite que tu aies plus de temps à tuer, c’est bien sympa pour nous.

    Ici il est 11 heures 03, bon courage pour les 27 minutes restantes.

  3. Fofo says:

    Clé (ou clef) à molette, pluriel clés (ou clefs) à molette, parce que ça veut dire “clé avec une molette”, et même s’il y a plusieurs clés, il n’y a qu’une seule molette par clé.
    De rien.

  4. Monsieur Prudhomme says:

    Il faut toujours remercier l’amie molette (proverbe garagiste)

  5. Super says:

    J’habite VRAIMENT au métro Lamarck-Caulaincourt [/mavie]
    Sinon j’aime beaucoup le passage sur les “passionnants” coups de klaxons. On devrait s’appliquer à ajouter à notre prose des “passionnants”, des “fameux” et autres superlatifs, de façon systématique.

  6. My Fair Lady says:

    Ce blog est vraiment ce qui me fait le plus rire sur internet (et pourtant je suis abonnée au fil RSS du Figaro)

    (c’est faux, bien sûr, c’était pour donner l’échelle de valeur)

    (disons alors que ce blog est ce qui me fait le plus rire sur l’internet suisse)(c’est bien pour vous que vous l’ayez)

  7. raph says:

    Non mais déjà sur l’internet suisse, c’est bien