Profiterolles

“Il faut profiter”, asséna-t-il soudain. Il avait l’air enjoué, comme le sont souvent ceux de sa race, les présentateurs météo de la radio, mais je sentis une larme de menace vibrer au fond de son regard que j’imaginais purpurin, car j’imagine souvent n’importe comment à potron-minet moins le quart. “Il faut profiter.” Pas il faudrait, pas moi je serais vous c’est ce que je ferais, non, il faut profiter. Une zone de haute pression centrée sur la Tanzanie entraîne des masses d’air chaud dans nos régions, mais gare, les précipitations devraient faire leur retour en deuxième partie de journée dimanche alors profitez, et plus vite que ça, exécution, marche.

J’arrivai sur mon lieu de travail. “Il faut profiter”, dis-je à mon patron. “Vous croyez que c’est en profitant que j’ai réussi dans la vie ?”, me répondit-il.
– Je ne sais pas, mais en tout cas, ils l’ont dit à la radio, il faut profiter, alors…
– Ah mais si c’est la radio, c’est différent… Ils ont bien dit “Il faut profiter ?”, pas “Il faudrait, enfin si j’étais vous, je profiterais” ?
– Non non. Il faut profiter.
– Bon, prenez votre journée, mon petit. J’espère que les autres n’ont pas écouté la radio, il ne manquerait plus qu’ils profitent aussi.

Je pris donc mes cliques et mes claques et partis m’installer sur un banc, les cheveux dans le vent, le regard dans l’horizon, le coeur ouvert à l’inconnu. Le soleil se levait, ses rayons évanescents se moirant dans l’étendue nacrée d’un lac atrabilaire. Seul le gazouillis insouciant des foulques macroules venait troubler la solennité de l’instant.

Je m’emmerdais comme un rat mort.

Je contemplai ces rivages bénis où, jadis, Robert Walser avait inventé l’eau minérale, cette île St-Pierre, sauvage, où Rousseau aimait à se balader et qui lui inspira son célèbre tube “Tu m’oublieras”.

Non, franchement, je me serais moins ennuyé à un congrès sur la poterie ou, tiens, au boulot. Mais il fallait profiter. Ils l’avaient dit à la radio. Si au moins, inpettai-je, ils prévenaient la veille ! On pourrait se préparer un peu, prendre un bouquin, une planche de fromages, enfin, de quoi profiter un peu mieux, mais là, c’est pas pratique.

Soudain, la maréchaussée arriva.
– Que faites-vous là, monsieur ?
– Je profite.
– Vous vous rendez compte, si tout le monde faisait comme vous ?
– Non. Et puis c’est la radio qui a dit.
– Ah, vraiment ? Attendez un instant. Je me renseigne…”
Trois instants et demi plus tard, il revint.
– C’est bon, c’est bon, la radio a dit, ça ira pour cette fois. Mais la prochaine fois que vous profitez, essayez au moins de mettre un slip, c’est gênant pour tout le monde.”
Il partit. Je le trouvais nul en profit, il ne faut pas s’étonner que les caisses de l’état soient vides.

Je m’ennuyais tellement que je réfléchissais à une bonne occasion d’utiliser le mot “truchement”. Je m’ennuyais tellement que je me posais des questions sur l’épilation des sourcils.

J’appelai la météo.
– Bonjour, je suis en train de profiter.
– Rien de plus normal, monsieur.
– Seulement, je n’ai pas grand chose à faire, le soleil brille trop pour passer mon niveau de Candy Crush sur mon téléphone portatif, j’ai déjà compté mes doigts de pieds plusieurs fois, toutes mes maîtresses sans exception habitent des pays imbéciles où il pleut et je ne peux pas aller lire le café en buvant mon journal, le bistro du coin a rentré sa terrasse…
– Un instant, un instant, monsieur, je vous passe le département loisirs créatifs.
(Musique d’attente)(Lara Fabian)
– Ah, personne ne répond, monsieur, ils sont tous partis profiter. Ils préparent leur jardin pour l’hiver, je crois.
– Je ne vois pas le rapport.

J’étais à deux doigts de filer en douce ne pas profiter, je songeais à aller manger une fondue au fond d’une cave sous deux montagnes (superposées, un phénomène très rare) en tenue de camouflage, mais j’avais bien trop peur que la brigade des profiteurs ne me débusque et ne me rappelle à l’ordre et puis il était à peine huit heures du matin alors bon, la fondue.

Puis soudain, la météo rappela pour dire “non, c’est bon, on s’est trompés, il va peut-être y avoir encore deux jours de beau en novembre, vous profiterez à ce moment-là”, et je me sentis soudain bien soulagé.

4 Responses to “Profiterolles”

  1. francis says:

    Je *profite* de cette incroyable phrase à la sourde poésie :
    “Seul le gazouillis insouciant des foulques macroules venait troubler la solennité de l’instant.”.

  2. mlle-cassis says:

    [partie profiter]

  3. Monsieur Prudhomme says:

    C’est quand même une très belle fable même si la morale est un peu tirée par les poils

  4. Fofo says:

    Un lac atrabilaire ? Mon dictionnaire des cooccurrences pense que tu te fourvoies.Tu dois confondre avec insondable, ou miroitant.