Hors-jeu

« Va t’échauffer, tu entres dans cinq minutes. »

Il avait attendu ces mots longtemps. Faire une entrée fracassante, marquer le but décisif, devenir le héros du club, celui que les gamins dans les préaux rêvent d’imiter… ou, au moins, retrouver un peu de plaisir. A force d’user les bancs, à force de gamberger, à force de s’entraîner pour rien, il avait complètement oublié qu’un jour, il avait été comme ces gamins, le football avait été un jeu.
Bien sûr, il ne pouvait pas se plaindre. Il était payé, et bien payé, pour quelques minutes de jeu par année. La saison précédente, il avait été chômeur quelques mois. Il avait dû, comme les autres, s’inscrire, pointer, suivre les formations et les entretiens avec son conseiller, fournir des preuves de recherche d’emploi. Il avait eu un peu honte de s’asseoir là, au fond de la salle, au milieu de ces gens licenciés d’un travail bien plus pénible.

Il y avait encore, chez ses parents, des articles punaisés aux murs. Le papier commençait déjà à jaunir. Ils parlaient du petit prodige, du grand espoir, du nouveau Machin et du futur Truc – pour une raison connue d’eux seuls, les journalistes sportifs adorent coller des successions improbables aux jeunes joueurs. Puis il était parti. 17 ans à peine, premier contrat à l’étranger, en Espagne. Lui qui deux ans auparavant était encore la vedette du club de son village, marquait trois buts par match à des gardiens bien plus grands et plus âgés que lui, découvrait la concurrence féroce, les entraînements qui ressemblait plus à des guérillas. Tous ces jeunes étaient des futurs Machin dans leur patelin, et tous rêvaient de la même carrière. Il s’était blessé deux mois après son retentissant transfert. Immobilisé par un plâtre, dans un coin de pays dont il n’arrivait pas à assimiler la langue, différente de celle qu’il avait apprise en accéléré dès les premiers contacts avec son nouveau club, loin de sa famille, de ses amis, il avait commencé à trouver sa vie moins rose.
Et il ne s’était jamais fait de place au soleil. Quelques apparitions en équipe réserve, un prêt dans un club qui se battait contre la relégation – il avait assisté du banc au but qui avait définitivement fait couler sa formation provisoire, puis un autre deux divisions plus bas, où il avait fait quelques apparitions avant de se reblesser, bêtement. D’hôpitaux en banc de touche, il avait plus ou moins décidé de tout arrêter, de reprendre des études, de trouver un « vrai » métier, quand son agent l’appela. Retour au pays. Il avait refusé plusieurs fois cette éventualité mais tant pis. Il n’était pas rentré en héros, à part dans sa famille. Le transfert, dans un petit club de milieu de classement de deuxième division, n’avait pas occupé plus d’une ligne dans les journaux, même régionaux. Et il avait repris sa place sur le banc, au milieu de joueurs bien plus jeunes que lui. Alors maintenant qu’il avait sa chance, il allait la saisir. A pleines mains.

***

– Oh, ton équipe vient de prendre un but, là ?
– Mmpf
– Et c’est le joueur que tu viens de faire entrer qui vient de se faire expulser ?
– Mmpf
– Du coup, c’est pas très bien coaché…
– Oui, bon, je sais, mais il me faisait de la peine.
– De la peine ?
– Ben oui, il joue jamais, il déprime, il a le droit à sa chance, quoi.
– Huhu. Tu parles aux joueurs de tes jeux vidéos ? Tu leur inventes aussi des vies et tout ?
– Oui bon ça va. C’est pas ma faute si j’ai de l’imagination…
– C’est pas de l’imagination, là, c’est plus psychiatrique… Tu fais pareil quand tu joues à Civilization ? “Excusez-moi, les copains, mais je vais raser votre ville”
– Ben…
– Huhuhu. C’est mignon. Ou effrayant, je sais pas.
– Oh ça va, tu joues bien aux Sims, toi.
– Oui, bon, allez, perdu pour perdu, éteins, on va profiter du soleil un peu.
– Bon… ok… mais promets-moi de ne jamais me poser de questions quand je joue à Pokémon.

12 Responses to “Hors-jeu”

  1. nightoftimes says:

    *larmiche*
    ben oui, quoi, c’est vrai.

  2. mlle-cassis says:

    Toi aussi tu trouves que Pikachu ressemble un peu à un lapin ventru hystérique?

  3. balmeyer says:

    Ouais, je comprends ta compassion… toujours, à Tekken, à Street Fighter Hard, Evil Destruction Lol 4 Fuck, ou même Doom, j’essayai de dire : “Essayons de trouver une solution par le dialogue, on peut quand même, par un consensus autour d’une table ronde, trouver un accord pour atteindre le niveau supérieur, sans que l’on en vienne aux mains ou à la bombe à neutron, non ?”

  4. Nekkonezumi says:

    C’est l’histoire d’un coiffeur qui chantait des messes de Requiem aux cheveux avant de les couper…

  5. Fofo says:

    Je n’ai jamais pu raser une ville à Civilization. Je les achetais.
    Oui, je sais, mais c’est mieux quand même.

  6. Nandou Guanaco says:

    Il y a deux-trois jours de cela, dans mon quotidien Midi Libre pour ne pas le nommer, une interview de l’ ancienne institutrice de Ribéry. Je vous jure que c’ est vrai, je ne lis jamais les rubriques sportives et là j’ ai hurlé de rire, je suppose que les journalistes ont voulu ironiser quelque peu et même beaucoup sur le personnage.

    L’ article disait: Eh oui, Franck était un cancre en classe. Il était nul dans toutes les matières. Il était irrespectueux du règlement, ne tenait pas en place, donnait du poing facilement. A la récré il tapait du ballon, il ne savait faire que ça de bien. D’ ailleurs, quand je le punissais, je le privais de ballon à la récré, y avait que ça pour lui faire comprendre ce qu’ il n’ a jamais compris d’ ailleurs. Il venait d’ un quartier difficile. Nous n’ avons jamais vu ses parents, ni de près ni de loin. Etc…

  7. Fennec says:

    Hmm, dans Civilisation IV, il était même possible de conquérir des villes adverses en les influençant culturellement. Pas de sang versé, c’est le peuple qui décide seul de se rebeller.

    Enfin, pour l’idée d’inventer des histoires aux persos insignifiants de jeux vidéos, je fais pareil (en moins développé, faut pas pousser) :)

  8. raph says:

    Tant que c’est pas à Tetris, ça va.

  9. TT02 says:

    Moi je ne connais que ces petits êtres suicidaires, tu sais ? Les lemmings. Alors…

  10. M. Shadok says:

    Ton grand c½ur te perdra, titi

  11. Nandou Guanaco says:

    Bravo Raph, je viens de voir dans le journal que ton pronostic France-Uruguay s’ est révélé exact.
    C’ est toi le meilleur!

  12. curtis says:

    L’imagination vaut bien des voyages et elle coûte moins cher! :)