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Comme une chanson populaire

Tuesday, May 6th, 2014

Wurgol était désemparé. Depuis des mois, en effet, il filait le parfait amour avec Hunta, une jeune fille charmante, à l’intelligence fuselée et à l’humour byzantin. En sa présence, il se sentait heureux et léger comme une tourterelle qui s’envole à tire d’aile en emportant des noix et, par ailleurs, ils franchissaient bien plus que régulièrement des ponts entre nous et le ciel, et ce parfois dans des positions dont il n’avait jamais soupçonné l’existence jusque là.
Qu’allait-il devenir ?, se demandait-il. Comment pourrait-il endurer une telle situation ? Qui a le droit de faire ça ?

Cet amour naissant nuisait fortement à sa carrière de star de la chanson contemporaine. Alors qu’il ne savait faire que chanter pour quelqu’un qui s’en va. Qui s’en va.

Comme il avait lu sur Internet qu’il était important de tout partager dans un couple, il décida de partager ses préoccupations au sein de son couple. Bien mal lui en prit ! Car Hunta fit preuve d’une nature étonnamment peu compréhensive.

– Tu comprends, je suis si heureux avec toi que je ne peux pas composer de nouvelles chansons ! »
– Mais enfin, je ne comprends pas ! », répondit Hunta, qui ne comprenait pas.
– La chanson, qu’est-ce que c’est ? C’est avant tout de l’émotion. Et l’émotion, c’est les ruptures.
– Mais enfin, voyons, il y a bien d’autres émotions. Est-ce que, comme nombre de chanteurs populaires, Calogero et Stromae, et puis un autre aussi, je crois, tu as connu la douleur de perdre un parent ?
– Ma foi, oui.
– Super.
– C’était au rayon des merguez.
– Un rayon entier rien que pour les merguez ? Waouh.
– C’était rayon des merguez / tu étais fort comme la braise / moi je portais un fez / je t’ai perdu, aux merguez.
– Sympa, mais je crois que ça va fonctionner moyen à cause de la censure. On peut pas dire que c’était aux surgelés ?
– Le public, aujourd’hui, recherche avant tout de l’authenticité.
– Donc le fez, c’est exact ?
– Ben oui.
– Ça alors.

La carrière de Wurgol n’avait démarré que récemment. Jusque là, accompagné de son fidèle orgue Bontempi, il était animateur de mariages et d’autres soirées festives, même qu’une fois il avait participé à une croisière sur la Nive (il avait compris le Nil, mais bon, c’est déjà ça, quand même). Il chantait tous les grands classiques de la chanson française et, parfois, en fin de soirée, quand tout le monde était ivre, se laissait aller à interpréter l’une de ses propres compositions (dont “Octavie”, composée après la fameuse croisière sur la Nive, et son fameux refrain “C’est pas parce que t’as Alzheimer / qu’il faut t’en aller comme une fougère”)
Il avait à son répertoire neuf chansons, une par rupture et il jalousait secrètement la vie sentimentale de Cali et de Génération Goldman.
Mais un soir, alors qu’il animait la soirée annuelle de l’entreprise d’électricité Strom AG, il fut victime d’une terrible méprise : au lieu d’appuyer sur la touche “valse” de son Bontempi, il appuya par mégarde sur “tango”. Un producteur qui passait là par hasard car il avait besoin de courant, je suppose, je ne sais pas, arrêtez de m’interrompre, trouva ce décalage entre le côté chaloupé de la musique et l’aspect suicidaire des paroles de “Ermelinda”, (“Pourquoi tu es partie comme ça ? / C’est pas sympa de partir comme ça”) délicieusement décalé.

La suite, vous la connaissez, 92 semaines numéro 1 au top 50 et 38 au top 47.

Mais cela commençait à dater et le public à s’impatienter.

Or, Wurgol ne parvenait plus à écrire car il filait le parfait amour avec Hunta, c’était au premier paragraphe, essayez de suivre.

– Mais des émotions, y en a plein, des émotions. Des adieux à un ami, le soleil qui se lève, un chat qui fait du vélo, le temps jadis qui plus jamais ne sera, mon collègue du boulot qui a probablement mangé un renard, tout cela, ce sont des émotions !
– Jamais cela ne vaudra l’émotion d’un adieu déchirant quand dans l’amour tout s’effondre. Ouah, tu vois ? Trop puissante, cette phrase !
– Mais attends… ton truc avec les merguez, là… en fait tu t’es perdu dans un supermarché ?
– Ouais.
– Mais c’est pas une émotion, ça.
– Si, parce que j’avais 32 ans quand ça m’est arrivé, trop la honte.

Malgré ces incessantes discussions, rien n’y faisait : l’amour entre Hunta et Wurgol continuait d’être beau comme un loup, comme un soldat. Mais un jour, lassée de ces incessantes discussions, Hunta s’en alla.
– Oh, merci, on n’a jamais rien fait d’aussi beau pour moi, tu es le soleil de ma vie ! Tu es le crédit de mes envies !
– Oh, c’est très beau ce que tu dis. Aimons-nous vivants !
– Super, je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimée, tu vas voir !
– Même quand l’amour sera mort ?
– Même à l’usure, j’y crois encore et en coeur.

Mais à chaque fois, c’était pareil, toujours la même ritournelle.
Hunta s’en allait et revenait, et ça ne s’arrêtait pas de tourner et à la fin, Wurgol se mit à faire du bateau dans son quartier, un truc terrible.

– Oh, je sais ! Une émotion, c’est par exemple quand on a un marteau !
– Mon pauvre, tu sais vraiment plus quoi inventer. Je me barre. Il n’y a plus d’espoir. Nous, c’est comme une illusion qui meurt.
– Tiens, tu as oublié tes perles de pluie la dernière fois, après le chat les bouffe et y en a partout.
– Ah ben voilà, un chat mort, ça c’est émouvant.
– Ah oui.